Néo-conservatisme On a assez fréquemment analysé les mouvements d’extrême droite populistes et traditionnalistes et leur reviviscence récente en France et partout en Europe, mais un mouvement puissant, étranger à l’histoire politique européenne, s’est fait jour depuis la fin des années 1990. Il s’agit d’un néo conservatisme “à la française”, qui a d’abord eu une expression savante et discrète dans le champ intellectuel en sciences humaines et sociales, en philosophie et particulièrement en philosophie des sciences. Dans la réalité institutionnelle, dans la structuration des équipes de recherche, l’attribution des crédits, des postes et des bourses ou allocations de recherche, les financements des publications et des doctorats, un certain nombre de groupes, agissant dans les instances publiques les plus prestigieuses et largement soutenues par des fondations installées à l’étranger, a transformé profondément et façonné idéologiquement quelques champs disciplinaires, dans des disciplines de taille modeste, comme la philosophie, mais à haute valeur symbolique. Cette mainmise, dont le cœur concerne les réformes des systèmes d’enseignement et de recherche, s’attaque aux fondements républicains et laïques de nos sociétés politiques.
Cette attaque peut être analysée en trois strates :
Premièrement, une stratégie de conquête des institutions universitaires et de recherche. L’objectif étant de prendre en main, à petit bruit, un certain nombre d’institutions de formation et de recherche dans des domaines clés où il importe de former les futures élites et décideurs : l’éthique médicale, la philosophie des sciences sont des secteurs particulièrement touchés, mais on a vu apparaître et prospérer une "philosophie de LA religion" (laquelle ?).
Deuxièmement, former l’opinion par exemple en imposant des thèmes dans la grande presse de vulgarisation (Sciences et vie, Le Monde des religions, …) autour de sujets comme Dieu, la quête de sens, les nouvelles sciences, etc. Diffuser un argumentaire anti moderne sur le Net et tenter également d’imposer cet argumentaire dans les médias, voire dans des productions grand public. Il s’agit alors en s’appuyant rhétoriquement sur l’existence d’une production savante (par exemple en philosophie morale) d’en répandre une version populaire dans le corps social à partir de blogs, de revues, de groupes militants. Persuader nos décideurs politiques qu’affirmer publiquement qu’il y a des racines chrétiennes à l’Europe, ou des lois divines supérieures aux lois humaines et permettant de les contester, peut leur attirer un succès électoral.
Troisième strate, donner une expression politique à ce supposé “mouvement social spontané” en étendant les mots d’ordre anti laïques, à la fois ultra conservateurs et ultra libéraux. Des mouvements comme La Manif pour Tous ou le Printemps français témoignent de cette émergence. Sur le mode du Tea Party américain, il s’agit autant de peser sur la vie politique en général que sur la Droite républicaine et de la prendre en otage. Il s’agit de faire imposer par l’État des mots d’ordre fondamentalistes, anti laïques et anti étatistes (paradoxal, mais efficace et dans la lignée de certains courants d’extrême droite – voir l’Espagne et le rôle de l’Opus Dei au sein du P.P.).
Il faut donc d’abord comprendre d’où vient ce néo conservatisme et comment il s’est structuré, en particulier aux États-Unis.
Le néo-conservatisme “à la française” conserve les traits de cette origine, il veut inspirer les politiques gouvernementales, tout en ayant un sens différent du fait de l’histoire institutionnelle française, mais son modus operandi est, sur de nombreux points, semblable. Il vise bien, comme son inspirateur américain, une prise de pouvoir intellectuelle avec l’objectif d’une révolution culturelle et sociale. Néanmoins, son sens politique est un peu différent, du fait entre autres de l’histoire de l’Église catholique et de son rôle, en France et dans les pays latins en particulier. Comme son homologue d’outre-Atlantique, il s’oppose rhétoriquement au constructivisme “artificialiste” moderne, tout en étant lui-même une construction volontaire extrêmement offensive et polémique. Il présente de forts traits de parenté avec ce à quoi il prétend s’opposer (le marxisme, l’étatisme, le modernisme). Contrairement aux apparences, il vise la prise de pouvoir, non le débat d’idées ou la polémique intellectuelle.
Il nous paraît important de l’identifier et en particulier de délimiter nettement conservatisme et néo-conservatisme, libéralisme et néo-libéralisme. Le néo-conservatisme est étranger au conservatisme usuel et également au populisme réactionnaire et nationaliste des partis d’extrême droite. Ce conservatisme new look se présente en effet lui-même comme une rupture novatrice et non comme une continuité. Il se dit dynamique et producteur de transformations à venir. Yves Roucaute, qui est l’un de ses théoriciens en français, le décrit comme « une philosophie joyeuse qui retrouve le sens de l’histoire ».